De Champex à Vallorcine
Lorsque j'étais venue reconnaître les lieux en début de semaine, il faisait grand soleil. Nous étions arrivés en fin de matinée, avions flâné au bord du lac et mangé une excellente raclette.
J'avais redouté cet arrêt à Champex, imaginant combien il serait difficile de repartir et de quitter le confort et la douce chaleur d'un ravitaillement salutaire après 30 heures de course.
Maintenant, au beau milieu de la nuit, sous la pluie, l'endroit est beaucoup moins accueillant, carrément glauque ! Un long couloir qui s'enfonce sous terre, des néons blanchâtres, douches mixtes, eau glacée, sol détrempé ! Pas question de traîner ici ! Je change juste de tee-shirt et de veste. La femme d'un concurrent m'annonce que le ciel dehors est tout étoilé, qu'il va faire beau. Je jette mon poncho.
2 heures 09, je quitte cet endroit lugubre et sinistre. Le chevalier est reparti, j'ai un quart d'heure de retard à notre rendez-vous ! Il pleut ! Je n'ai plus de poncho, j'hésite à aller le rechercher dans la poubelle ! Je poursuis ma route avec Josette, compagne de fortune.
J'ai 45 minutes d'avance sur mon programme et je suis confiante ! Il reste 41 kilomètres, … non, pas 41, … il reste 25 kilomètres jusqu'à Vallorcine puis 16 de Vallorcine à Chamonix. Je tiens le bon bout ! Je suis sur des rails ! Je sais juste que je dois avancer, sans réfléchir, avancer,… Pourtant, j'ai sommeil. À nouveau la fatigue m'envahit. Je parle ! Je chante ! Il faut tenir jusqu'au petit jour.
Le chemin se redresse soudain ! C'est le début de la montée à Bovine ! 700 mètres de dénivelé supplémentaire ! Je vais bien finir par arriver à les boucler, ces sacrés 8500 mètres !
Plus question de dormir et de se laisser aller à la rêverie. Il faut escalader les rochers, éviter les grosses flaques de boue, traverser le ruisseau, monter, gravir, ouvrir et fermer l'enclos des vaches, pourvu qu'il n'y ait pas de taureau, tourner, virer, deviner le chemin mal dessiné, chercher les balises dans le brouillard qui s'épaissit. Pas un instant pour se laisser aller. Je dois rester concentrée. J'ai perdu Josette. Soudain, derrière un rocher, un phare ! "Oh, mais que se passe-t-il ici ?" Une boum, une Rave-party, un feu de joie là au milieu de ce bourbier ? Un concurrent est assis, adossé au rocher, enroulé dans sa couverture de survie, sa lampe éclairant le néant ! "Ah, mais vous vous reposez !" Et je poursuis ma route sans même lui proposer mon assistance. Je ne sais même pas s'il était seul ou pas ! La fatigue a fait son travail ! Je ne suis plus qu'un robot, un pantin ! Je suis programmée pour avancer, suivre les balises et c'est tout. Je deviens Shadock !
Une seule idée à la fois ! Une seule pensée ! Une seule case dans la tête ! Tout élément imprévu est ingérable ! J'ai mal aux jambes et les rochers sont de plus en plus haut !
4 heures 57 - kilomètre126. Enfin ! J'ai passé cette montée de Bovine que tout le monde annonçait redoutable. Pas trop mal ! À 2 à l'heure, mais elle est passée !
La descente sur le col de la Forclaz et Trient est un toboggan géant ! Mes chaussures sont lourdes et je garde le souvenir de grands panneaux TRAVAUX, installés sur les routes que nous traversons et maculons de boue !
6 heures 52 - Trient - kilomètre 132. Je retrouve le chevalier et c'est ensemble que nous abordons la montée. C'est la dernière grosse montée ! C'est la dernière avant Vallorcine ! C'est la dernière, la dernière, la dernière, … Elle passe bien ! C'est la dernière ! Le chevalier s'est arrêté, il est fatigué. Enfin le sommet ! Il fait froid, très froid ! Je cours !
De la descente sur Vallorcine je garde un souvenir de glissades et de chutes. J'ai laissé dans la boue une magnifique empreinte de la main, comme le font les enfants à l'école ! Mais surtout, je verrai surgir tout au long de ma route une foule de personnages sortis de mon imagination, une petite fille avec une poussette, des amoureux assis sur le bord du chemin, chacun tour à tour disparaissant pour laisser place à des racines et des troncs d'arbre coupés. La fatigue et le manque de sommeil me font perdre la raison !
À trois reprises, je t'ai vue maman, au milieu des spectateurs massés à l'entrée de Vallorcine et t'ai fait de grands signes avant de m'apercevoir de ma méprise. Je t'ai même vue dans le petit train qui devait vous monter à Vallorcine pour m'y voir passer. Mais là tu y étais vraiment ! J'avais fait trop vite et j'étais déjà en route pour Argentière à votre arrivée.